Rolando nous avait donné rendez vous à l’agence des Koalas de Potosi. Il nous avait prévenu : dormez bien et venez tôt. C’était il y a un an, en plein hiver andin. Tout le peuple minero potosino respirait comme un seul Homme. Bienvenue à la fiesta de los mineros …
Aujourd’hui est un jour de prières et de bénédictions, mais surtout un jour de fête. Les hommes et les femmes, petits ou grands, s’activent dès l’aube sur la place du marché des mineurs, ouvrent leurs étals de tôle, de bois et de bâche. Ils dévoilent leurs trésors. Les feuilles de coca, des confettis aux tons variés et des cotillons se confondent dans un océan de couleurs. Ils dévoilent aussi leurs cadeaux empoisonnés. Le Ceibo (alcool de sucre de canne à 96°), le Singani (alcool de raisin), la Potosina (bière locale) et des milliers de cigarettes. Un peu plus loin, des échopes aux fumées blanches proposent des plats riches et caloriques : piccante de poulet, pommes de terre andines, riz, viande de lama. Il est 8 heures du matin et c’est l’effervescence sur la place des mineurs. Je suis venu 3 jours plus tôt pour visiter les mines du Cerro Ricco (montagne riche). Rolando était mon guide. Avec le groupe de touristes, cosmopolite, nous nous sommes arrêtés sur cette place afin d’acheter alcool, cigarettes et feuilles de coca pour les offrir aux mineurs. Rapidement. De façon commerciale. Aujourd’hui, j’ai le temps de parcourir les allées, de manger (avant de boire…), de parler avec les commerçants, et donc de découvrir des choses extraordinaires. Humainement. Qui plus est en ce jour de fête.

La fiesta de los mineros existe depuis que la mine existe. Petit rappel historique sur ce lieu : Potosí est fondée en 1545 pour exploiter la mine proche. Durant près de 60 ans, l’Europe va énormément s’enrichir grâce aux richesses accumulées par l’État espagnol : l’argent extrait de la montagne dans des quantités colossales alimente les caisses de la couronne espagnole qui le dilapidera à son tour en faste et en dépenses de luxe aux profit des artisans européens au détriment de la production locale. Paradoxalement l’Espagne sortit ruinée des dépenses fastueuses de la monarchie des Habsbourg, tandis que les conditions dans le reste de l’Europe furent propices au développement industriel. Après1800, l’argent se fait rare, et l’étain devient la première ressource. La ville entame son déclin économique. Aujourd’hui, bien que déclarées épuisées, les mines sont toujours exploitées artisanalement par les habitants, dans des conditions de sécurité toujours désastreuses pour les mineurs.
Cette journée est un moment important dans le calendrier social des Potosinos. Les mineurs vont aujourd’hui remercier par des offrandes la Pachamama de leur donner des minerais en quantité. Le marché est LE lieu où les gens qui participent à la fête achètent les offrandes : alcool, coca, cigarettes et cotillons (pour El Tio, le diable christiano-inca des mineurs), mais aussi des centaines de babioles en plastique. L’offrande la plus surprenante est sans doutes le foetus de lama. Posé sur un drap aux couleurs bariolées des Andes, entouré de confettis, le foetus est l’objet de prières diverses. Il symbolise la fertilité, la vie, mais aussi la mort. Il assure ainsi la protection physique des mineurs, mais aussi favorisera leurs chances de trouver des minerais dans la montagne. Je sors les poches pleines d’offrandes et le ventre plein du marché. Steven et Charlotte, mes deux compères de voyage, sont dans le même état. Ce couple de Flamands est enthousiaste à l’idée de vivre cette fête. Je le suis tout autant. En prenant la direction des mines, nous arrivons au marché du bétail. Ou plutôt des lamas. Ce sont eux les rois aujourd’hui. Tous seront dévolus à les respecter, dans la mort… Les lamas vont être sacrifiés, découpés, puis enterrés (seule la viande sera mise de côté pour faire une délicieuse grillade). Pour le bien de toutes et tous. Ils vont aller là d’où ils viennent, dans la Terre Mère (Pachamama en langue quechua), source de toute vie. Les mineurs sacrifient les lamas afin de remercier la Pachamama de leur offrir des minerais. Le sang des lamas sert à protéger les mineurs de la mort. « Pour prendre à la Terre Mère (les minerais), on lui donne quelquechose (les lamas). Pour ne pas qu’elle nous prenne la vie, on lui offre du sang ». La boucle est ainsi bouclée, le cycle de la vie se referme, et l’échange de vie(s) avec la terre se partage en toute égalité.
Nous arrivons vers 10 heures à la mine, la Candelaria Baja, avec le groupe de mineurs Gùzman. Le sacrifice peut commencer. D’abord égorgés, les lamas se vident de leur sang. Ce sang est ensuite jeté sur les murs de la mine, et sont peinturés sur les joues des mineurs, fiers, et sur les visages blancs et craintifs des touristes. Le sens du geste nécessite du recul. A défaut, un esprit libéré de tout ethnocentrisme pour être compris.Il faut bien admettre que se peinturlurer le visage avec le sang frais d’un animal semble tout droit venu de coutumes barbares. Or, cela symbolise un lien très fort entre l’Homme, le lama, et les divinités. Pour les Quechuas, l’Homme fait partie prenante d’un tout naturel personnifié en la Pachamama. Ainsi, les Indiens Quechuas respectent le fait que la nature nous est d’une force supérieure. Contrairement aux sociétés occidentales qui prônent la toute puissance de l’humanité (sous la forme humanisée de Dieu), et qui, grâce à la science et au tout technologique, pensent un jour pouvoir maîtriser les phénomènes naturels.

J’ai passé un mois à Potosi. Je m’y suis arrêté au cours de mon voyage car j’ai senti être au coeur de l’Amérique Latine, de son histoire (colonisation espagnole pour le minerai), de sa culture (héritage inca) et de ses problématiques actuelles (pauvreté, pollution et développement économique). J’ai participé à 2 sacrifices, ai donné des cours de français et d’anglais pour des guides des mines, et ai traduit quelques visites au coeur de la mine pour des visiteurs.Je ne suis pas sorti indemne de cette expérience. Je suis arrivé à Potosi persuadé de l’absurdité du travail à la mine, pour des raisons écologiques (pollution aux métaux lourds) et humaines (conditions de travail). En y restant et en partageant le quotidien des acteurs de la mine, j’ai découvert une fierté de récolter le minerai. Un espoir également, de tomber sur le bon filon, porte ouverte sur la richesse. Etre mineur se détermine par filiation, ou est un choix délibéré afin de mieux gagner sa vie qu’une écrasante majorité de Boliviens. Les conditions de travail sont lamentables, l’accès aux soins est une utopie, les accidents sont nombreux et l’alcoolisme élevé, mais ne sont « finalement que » des dommages collatéraux à l’idéal du mineur : la richesse et l’assurance d’une vie paisible.
J’en ai fait ma propre opinion désormais. L’industrie des métaux précieux est l’une des verrues à la paix mondiale. L’exploitation du Sud par le Nord trouve ici toute sa plénitude. L’argent et l’étain de Potosi partent pour le Chili, puis sont transformés dans les bijouteries US et européennes, pour finir sur les cous, les poignets et les doigts de nos compatriotes. Une vingtaine de mineurs meurent dans les mines chaque année (une cinquantaine au total avec les maladies liées à l’activité), pour orner des citoyens de l’autre bout du monde, qui ignorent totalement ce désastre humain. C’est sur ce point que l’injustice se manifeste. Je ne sais pas quelle portée aura ce texte bref sur les mineurs de Potosi, mais chaque personne qui lit ces lignes doit se promettre de compromettre tout achat de joaillerie ! Por la gente de Potosi, muchas gracias.

Texte et crédit photos: Benoit Pierson