Une fille de disparus….

Petite fiction inspirée de faits réels, films, rencontres, écrits autour de la tragédie des « enfants volés » de la dictature argentine….

« Vous êtes une fille de disparus » ils m’ont dit…Autrement dit une fille de rien, un fruit sans coque, une coquille vide, un être biologique en suspens…Vous ne vouliez pas le savoir ? Vous viviez confortablement dans votre identité d’appropriation avec juste ce qu’il faut de doutes pour grandir et suffisamment d’amour parental pour une construction sans fêlures ?Eh bien c’est mal Mlle ! Vous avez 31 ans ! Il est temps pour vous de mûrir au néon d’une vérité sanglante et de regarder les choses en face…
Vos parents ou ceux que vous considériez comme tels sont des « appropriateurs »…
Ils ont profité de la dictature et d’une floppée de jeunes disparus, pour connaître les joies de la parentalité… Ils ont fermé les yeux sur les conditions de votre adoption ou peut-être même pire, y ont participé activement… Soit… ils vous ont tout donné et plus encore, eux qui étaient emplis de cette gratitude propre aux témoins des grands miracles… Un enfant… finalement !! Et quoiqu’en disent la médecine et le corps réunis…
Vous les aimez ? C’est bien naturel quand on passe sa vie entière aux côtés de 2 personnes qui nous élèvent, nous câlinent, nous rassurent, nous construisent en somme…
Mais leur sang n’est pas le vôtre…Votre ADN prélevé sauvagement la nuit dernière au creux de vos culottes, entre les rainures de votre brosse à dent et à la racine de quelques cheveux épars, ne laisse planer aucun doute ! Vos parents biologiques sont autres…

Mais laissez moi, je ne vous demande rien ! Ni à vous ni à personne ! Je me fous de savoir à qui appartenait le spermatozoïde qui dans un coit assurément fameux a fécondé l’ovaire de celle qui fut mon antre durant 9 mois…Qui êtes vous M. le Haut Représentant de l’état pour débarquer ainsi chez les gens, leur arracher un test ADN, qu’eux même, dans leur pleine et entière conscience, refuse catégoriquement ? Le vengeur masqué des mémoires en lambeaux ? Le saint patron de la filiation biologique ? Vous savez sans doute que ce sont vos collègues, qui 35 ans plus tôt, assuraient avec un zèle qui n’est plus à démontrer, cette non filiation ? Qui, sous tous les couverts de l’officialité, réattribuaient les bébés de dangereux subversifs à des honnêtes gens ? Qui au nom de la Sainte et pure Argentine balançaient la généalogie aux ordures ?
Et ce serait encore aux même de porter le poids de cette histoire infâme ? Les parents torturés ne suffisant pas c’est désormais à leurs enfants déracinés de s’essayer au jeu de la construction de soi…
Avec le pire et le meilleur en partage… Les privilégiés de la dictature et les impies ? Les aveugles et les morts ? Mais qu’est ce qu’une maigre identité sacrifiée sur l’autel de la grande vérité me direz vous? Qu’est ce qu’une petite histoire fragile et subjective va apprendre à la grande ? L’heure du devoir de mémoire a sonné….L’Argentine fait peau neuve paraît-il…Les Argentins sont mis au pas…La réconciliation est proche et la démocratie rêveuse…

Est-ce que je ne voudrais pas rencontrer les « abuelas » ? Ces résistantes de la première et de la dernière heure ? Ces empêcheuses de tourner en rond dont la soif de justice n’a d’égal que l’immensité d’un deuil où les morts sont aux abonnés absents ? Et pourquoi pas rencontrer la mienne de grand -mère ? Me faire raconter ma vie pré natale ? Discourir sur ces ressemblances physiques, vides de sens et d’histoire commune ? Disséquer mon caractère, ma manière d’être, à la lumière d’une quête sans merci de la concordance et de la continuité parentale…Que faut-il faire exactement ? Jetez aux oubliettes 30 de vie, de construction de sens et d’essence ? Cherchez les coupables ?Aimez les inconnus ? Se détourner de ses proches ? Les poursuivre en justice peut-être même ? Et qui peut m’assurer que j’aurais à y gagner et non tout à y perdre ? Qui peut se targuer de croire que ces géniteurs ont une quelconque chance de me plaire ? Qu’ils n’étaient pas de ces gauchistes dont les idéaux transformés en étendards sanglants affolaient les honnêtes gens ? Depuis quand la société s’arroge t’elle le droit et le devoir d’empêcher les petits mensonges et de punir les grands menteurs ? La transparence a t’elle ceci d’universel qu’elle s’impose désormais à tous et sans bavure ?
Je ferai ce qu’il me semblera bon de faire, M. l’Agent Assermenté, sans trompette ni tambour et loin de tout devoir patriotique… Je n’ai pas à racheter la grande histoire en sacrifiant la mienne, de la même façon que je ne vous demande pas de raconter celle qui vous a conduit, ici, aujourd’hui, à pourfendre des crimes ou délits commis il y a 30 ans…
Notre histoire a ceci de précieux qu’elle n’appartient qu’à nous…

Pour en savoir plus: